27. Juilllet 2004, Intense reflexion


Bon, je reprend tout depuis le début puisque une coupure de courant vient de me bouffer mon mail, ce qui me fait toujours plaisir.

Internet au Pakistan c'est vraiment le fun, vous ouvrez 6 ou 7 boites a la fois pour espérer pouvoir lire plus d' un message par heure, en en écrivant un en parallèle, c'est le top de la rapidité en terme de connexion et environ toute les deux heures le courant coupe, donc enjoy...

V oila juste une parenthèse pour me passer les nerfs... J e suis à Gilgit la capital du nord du Pakistan, je reviens juste de 13 jours en montagne, j étais dans la vallée de Shimshall à une dizaine d'heures de route d' ici, dont 4h de jeep sur une route vraiment incroyable: quand arrive un pont tout le monde descend de la jeep, bagages y compris, et le chauffeur traverse seul sur un pont sur lequel, quand je passe à pied je me demande s'il va tenir ! Mais ça tient; ici tout semble en équilibre précaire, toutes les voitures roulent sur les essieux mais roulent, les routes sont construites juste en superposant des pierres au dessus des précipices, les ponts sont deux câbles avec des planches... mais ça tient. A voir tout cela on comprend mieux pourquoi se sont tous de fervents croyants... Moi je me trouve là, planté au milieu de tout cela sans trop savoir pourquoi et c'est bien, ça me fais rire et j aime ça, j aime bien parce que je ne peux pas expliquer pourquoi ça marche, parce que si on est rationnel rien n'a de sens ici et pourtant tout marche, même Internet à condition de le prendre avec le sourire (en ce moment ça marche au compresseur!) Le sourire c'est peut être ça qui fait tenir toute cette société et une bonne partie de l'Asie et probablement de tous les pays qui n'ont pu se payer que cela quand nous nous l'avons troqué contre la certitude d'un pont en dur, du contrôle technique pour nos voitures, des connections haut débit...

Apres cette incroyable route, je débarques à Shimshall, petit village tranquille, relié par la route depuis seulement deux ans. Avec mon gros sac, pour ne pas dire immense, j'attire la convoitise des porteurs: combien de temps je compte rester? J'ai 15 jours de bouffe. So how many porters do you need? 0! Le business mit de côte, place à l'accueil pakistanais qui comme toujours se mesure en litre de thé et en kilo de rôti. Pour la première fois au Pakistan je me retrouve seul avec une femme dans une maison, les gens des montagnes sont définitivement différents.

Le lendemain je décide quand même de quitter ce coin tranquille pour m'enfoncer dans une vallée où personne ne va jamais, après une journée de marche, je passe les dernier yaks quittant ainsi le peu de confort que m offrait leur sentier.

I l me faudra une autre journée de marche dans des pierriers abominables pour atteindre le glacier. A ce moment le sac est au niveau des omoplates, il pèse près de quarante kilos entre la bouffe et le matos et c'est vraiment lourd.

L e troisième jour me permet d'atteindre le glacier en peu de temps et de me reposer, enfin tout est relatif car je suis à 4600 m et depuis le début il neige quasi continuellement, quelques poses font place au brouillard et je ne vois pas vraiment le sommet qui m intéresse.

P our m'acclimater je fais trois sommets 2 à 5400 et un à 5600 probablement des premières, à moins que quelqu'un d'un peu fêlé soit venu là avant sans permis (car cette année les permis sont gratuits jusqu'à 6500 m et j ai entendu dire qu il y a deux semaines il a été décide d'ouvrir ces derniers jusqu a 7000m pour l'an prochain... )
J e suis très loin d'être en forme vu que je suis en pleine crise d'amibe, en plus l'approche m'a littéralement démoli les jambes, mais j'ai le moral et après une éclaircie décide de tenter ce sommet l'Adver Sar qui culmine à 6400 m et, qui j'ai oublié de le dire, a la particularité d'être encore vierge.

J e décide de l'attaquer par la gauche pour rejoindre l'arrête qui mène au sommet. De face cela est impossible car gardé par des énormes séracs et de trop belles avalanches. Il faut choisir, sommet vierge ça veut dire ça, personne n'est là pour te dire par où passer et il faut tenter, coup de poker.

Apres une journée abominable à Zigzaguer sur le glacier pour trouver un passage jusqu'au pied de la face, je bivouaque sur une petite plateforme arrachée à grands coups de piolet à la pente.

L e lendemain j'attaque la face par un petit couloir, très vite ça se révèle plus dur que je pensais, passage à 80 degrés en glace et mixte dans du rocher super pourri. Du coup je tire des longueurs de trente mètres sans le sac, puis redescend chercher le sac en remontant sur la corde, les cordes de 6mm elles adorent que tu remontes dessus au tibloc! En une douzaine d'heures je parviens enfin sur cette putain d arrête à 5800, le plan était de poser un bivouac quand la... Mais l'arrête j'ose même pas y poser le pied dessus, tout est instable, plein de corniches, de plaques à vent, ça enfonce jusqu'à la taille, bref ça pue la mort.

 


Pas question de continuer, je m assois, le moral tom be tout comme la neige qui n'a jamais arrêté de tom ber. Je me demande pourquoi les dieux m'ont fait livrer un tel combat pour un tel résultat. Je n'ai pas trop le courage de redescendre. Je gamberge et finis par comprendre: je me suis mis tout seul une énorme pression me disant qu il fallait que je grimpe, que j'étais là pour ça. Pour la première fois de ma vie je n'ai pas seulement grimpé pour moi et pour le bonheur simple de le faire, mais je me le suis imposé inconsciemment comme une suite à mon voyage en Amérique latine. Je crois que pour la première fois de ma vie j'ai grimpé pour la reconnaissance. Je prends ça en pleine gueule là-haut assis, enfin affalé, dans la neige. Je me dis que c'est normal, que les dieux ne tolèrent pas que je monte plus haut. Je pense que les motivations  d'un alpiniste peuvent être multiples, que ce soit le besoin de régler des comptes avec soi ou la société, le besoin de liberté, la beauté du paysages, la gestuelle technique, le masochisme... mais je pense qu'en aucun cas ça doit être le besoin de reconnaissance qui doit motiver chaque pas ou alors il faut accepter de faire sans l'aide des dieux et accepter d'être condamné à... mourir. Je ne grimpe pas pour avoir mon nom dans Montagne Magazine ou ailleurs, je grimpe pour le bonheur simple que ça m apporte.

Et ce jour là, dans la tempête à 5800, j'ai réalisé que je m'étais mis cette pression tout seul et que j étais sur la mauvaise voie. J'ai cette année le plus beau matos que je n'ai jamais eu, j'en remercie mon père pour me l'avoir fourni, mais je ne m'estime pas redevable au point de devoir rompre avec ma philosophie de la montagne et qui plus est du voyage. Je décide là-haut de faire un break avec la montagne, j'ai peut-être trop grimpé cette année, je sais pas, en tout cas là-haut je décide d attendre que la montagne m'appelle et non pas d'aller vers elle comme si c'était une obligation.

Au moment où je réalise cela le ciel s'éclaircie comme par magie. Il me reste plus de 10 heures à faire des « abalokofs » (deux trous dans la glace où l'on passe la corde pour faire un rappel), les dernières longueurs mes doigts gèlent, laissent tom ber le crochet qui permet de faire passer la corde, je me mets à tirer des rappels sur tout ce que j'ai, une broche, un friend, un coinceur... Il y a juste sur un piton que je n'ai pas osé pour avoir une trop mauvaise expérience il y a quelques mois avec cela. Tout a tenu et j'ai retrouvé mon crochet au pied de la voie. Le lendemain je remonterai tout chercher, mais sans le sac ce qui est nettement plus facile. Il fait dès lors beau pour la descente qui se passe bien, juste à noter que mon sac rend l'âme, une bretelle casse ce qui complique pas mal les choses et encore à l'heure où j écris reste une sérieuse préoccupation (un sac neuf, les boules)

J e rejoins Shimshall après 13 jours sans avoir vu âme qui vivent, 13 jours de solitude à écouter la neige tom ber, le vent hurler, les glaciers craquer, les avalanches couler, mais également 13 jours où j'ai vu le plus profond de moi-même clair comme de l'eau, comme à chaque longue période de solitude j'ai appris plein de chose sur moi, sur les autres, sur sc que je veux, ce que j'ai et le rapport entre toutes ces choses, qui comme la vie au Pakistan, est d un équilibre précaire.

C'est pas facile de regarder en face certaines choses et c'est pas facile d'avouer ce que j'ai ressenti sur mes motivations pour l'alpinisme. Je suis sûr que pleins de gens font pleins de choses sans réellement savoir pourquoi ils les font, les raisons majeures étant souvent recouvertes par d'autres que l'on se dit être vraies. Là-haut, seul on peut pas se mentir, c'est aussi pour ça que j'aime la montagne, reste a décider si une fois en bas on oublie ou pas.

J'ai maintenant pas trop d idée de ce que je vais faire; enfin j'ai pleins d'idées mais ce que je vais faire ce sera sans pression aucune, les choses se feront parce qu'elles doivent se faire. C'est pour cela que je voyage, c'est ça que j'aime dans les voyages, cette impossibilité de dire de quoi sera fait demain, l'heure ou la minute qui suit. En me mettant cette pression qui voulait que je grimpe, je supprimais cela et ainsi faisais perdre tout son sens au mot voyage en lui enlevant ce qu' il a de plus sacré: la liberté. Et c'est ça que je suis venu chercher ici, elle aura sûrement un aspect différent de l'Amérique latine et différent de mon premier voyage en Asie mais je ne veux pas la lâcher. J'aurais l occasion de faire des expéditions classiques dont le but est uniquement de grimper mais là je voyage probablement pour 6 mois encore, peut-être plus, peut-être moins, peut- être à la montagne peut-être pas... je n'en sais rien et je veux pas savoir.

V oila je vais arrêter avant la prochaine coupure de courant, je vais quitter la toile pour de nouveau me laisser glisser dans le tourment du voyage avec quand même un objectif:réparer mon sac et faire des crêpes pour ce soir...
bises a tous, enjoy your life!

Seb