Bon, je reprend tout depuis le début puisque une coupure de courant vient
de me bouffer mon mail, ce qui me fait toujours plaisir.
Internet au Pakistan c'est vraiment le fun, vous ouvrez 6 ou 7 boites a la fois
pour espérer pouvoir lire plus d' un message par heure, en en écrivant
un en parallèle, c'est le top de la rapidité en terme de connexion
et environ toute les deux heures le courant coupe, donc enjoy...
V oila juste une parenthèse pour me passer les nerfs...
J e suis à Gilgit la capital du nord du Pakistan, je reviens juste de
13 jours en montagne, j étais dans la vallée de Shimshall à une
dizaine d'heures de route d' ici, dont 4h de jeep sur une route vraiment incroyable:
quand arrive un pont tout le monde descend de la jeep, bagages y compris, et
le chauffeur traverse seul sur un pont sur lequel, quand je passe à pied
je me demande s'il va tenir ! Mais ça tient; ici tout semble en équilibre
précaire, toutes les voitures roulent sur les essieux mais roulent, les
routes sont construites juste en superposant des pierres au dessus des précipices,
les ponts sont deux câbles avec des planches... mais ça tient. A
voir tout cela on comprend mieux pourquoi se sont tous de fervents croyants...
Moi je me trouve là, planté au milieu de tout cela sans trop savoir
pourquoi et c'est bien, ça me fais rire et j aime ça, j aime bien
parce que je ne peux pas expliquer pourquoi ça marche, parce que si on
est rationnel rien n'a de sens ici et pourtant tout marche, même Internet à condition
de le prendre avec le sourire (en ce moment ça marche au compresseur!)
Le sourire c'est peut être ça qui fait tenir toute cette société et
une bonne partie de l'Asie et probablement de tous les pays qui n'ont pu se payer
que cela quand nous nous l'avons troqué contre la certitude d'un pont
en dur, du contrôle technique pour nos voitures, des connections haut débit...
Apres cette incroyable route, je débarques à Shimshall, petit village
tranquille, relié par la route depuis seulement deux ans. Avec mon gros
sac, pour ne pas dire immense, j'attire la convoitise des porteurs: combien de
temps je compte rester? J'ai 15 jours de bouffe. So how many porters do you need?
0! Le business mit de côte, place à l'accueil pakistanais qui comme
toujours se mesure en litre de thé et en kilo de rôti. Pour la première
fois au Pakistan je me retrouve seul avec une femme dans une maison, les gens
des montagnes sont définitivement différents.
Le lendemain je décide quand même de quitter ce coin tranquille
pour m'enfoncer dans une vallée où personne ne va jamais, après
une journée de marche, je passe les dernier yaks quittant ainsi le peu
de confort que m offrait leur sentier.
I l me faudra une autre journée de marche dans des pierriers abominables
pour atteindre le glacier. A ce moment le sac est au niveau des omoplates, il
pèse près de quarante kilos entre la bouffe et le matos et c'est
vraiment lourd.
L e troisième jour me permet d'atteindre le glacier en peu de temps et
de me reposer, enfin tout est relatif car je suis à 4600 m et depuis le
début il neige quasi continuellement, quelques poses font place au brouillard
et je ne vois pas vraiment le sommet qui m intéresse.
P our m'acclimater je fais trois sommets 2 à 5400 et un à 5600
probablement des premières, à moins que quelqu'un d'un peu fêlé soit
venu là avant sans permis (car cette année les permis sont gratuits
jusqu'à 6500 m et j ai entendu dire qu il y a deux semaines il a été décide
d'ouvrir ces derniers jusqu a 7000m pour l'an prochain... )
J e suis très loin d'être en forme vu que je suis en pleine crise
d'amibe, en plus l'approche m'a littéralement démoli les jambes,
mais j'ai le moral et après une éclaircie décide de tenter
ce sommet l'Adver Sar qui culmine à 6400 m et, qui j'ai oublié de
le dire, a la particularité d'être encore vierge.
J e décide de l'attaquer par la gauche pour rejoindre l'arrête qui
mène au sommet. De face cela est impossible car gardé par des énormes
séracs et de trop belles avalanches. Il faut choisir, sommet vierge ça
veut dire ça, personne n'est là pour te dire par où passer
et il faut tenter, coup de poker.
Apres une journée abominable à Zigzaguer sur le glacier pour trouver
un passage jusqu'au pied de la face, je bivouaque sur une petite plateforme arrachée à grands
coups de piolet à la pente.
L e lendemain j'attaque la face par un petit couloir, très vite ça
se révèle plus dur que je pensais, passage à 80 degrés
en glace et mixte dans du rocher super pourri. Du coup je tire des longueurs
de trente mètres sans le sac, puis redescend chercher le sac en remontant
sur la corde, les cordes de 6mm elles adorent que tu remontes dessus au tibloc!
En une douzaine d'heures je parviens enfin sur cette putain d arrête à 5800,
le plan était de poser un bivouac quand la... Mais l'arrête j'ose
même pas y poser le pied dessus, tout est instable, plein de corniches,
de plaques à vent, ça enfonce jusqu'à la taille, bref ça
pue la mort.
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Pas question de continuer, je m assois, le moral tom be tout comme
la neige qui n'a jamais arrêté de tom ber. Je me demande pourquoi
les dieux m'ont fait livrer un tel combat pour un tel résultat. Je n'ai
pas trop le courage de redescendre. Je gamberge et finis par comprendre: je me
suis mis tout seul une énorme pression me disant qu il fallait que je
grimpe, que j'étais là pour ça. Pour la première
fois de ma vie je n'ai pas seulement grimpé pour moi et pour le bonheur
simple de le faire, mais je me le suis imposé inconsciemment comme une
suite à mon voyage en Amérique latine. Je crois que pour la première
fois de ma vie j'ai grimpé pour la reconnaissance. Je prends ça
en pleine gueule là-haut assis, enfin affalé, dans la neige. Je
me dis que c'est normal, que les dieux ne tolèrent pas que je monte plus
haut. Je pense que les motivations d'un alpiniste peuvent être multiples,
que ce soit le besoin de régler des comptes avec soi ou la société,
le besoin de liberté, la beauté du paysages, la gestuelle technique,
le masochisme... mais je pense qu'en aucun cas ça doit être le besoin
de reconnaissance qui doit motiver chaque pas ou alors il faut accepter de faire
sans l'aide des dieux et accepter d'être condamné à... mourir.
Je ne grimpe pas pour avoir mon nom dans Montagne Magazine ou ailleurs, je grimpe
pour le bonheur simple que ça m apporte.
Et ce jour là, dans la tempête à 5800, j'ai réalisé que
je m'étais mis cette pression tout seul et que j étais sur la mauvaise
voie. J'ai cette année le plus beau matos que je n'ai jamais eu, j'en
remercie mon père pour me l'avoir fourni, mais je ne m'estime pas redevable
au point de devoir rompre avec ma philosophie de la montagne et qui plus est
du voyage. Je décide là-haut de faire un break avec la montagne,
j'ai peut-être trop grimpé cette année, je sais pas, en tout
cas là-haut je décide d attendre que la montagne m'appelle et non
pas d'aller vers elle comme si c'était une obligation.
Au moment où je réalise cela le ciel s'éclaircie comme par
magie. Il me reste plus de 10 heures à faire des « abalokofs » (deux
trous dans la glace où l'on passe la corde pour faire un rappel), les
dernières longueurs mes doigts gèlent, laissent tom ber le crochet
qui permet de faire passer la corde, je me mets à tirer des rappels sur
tout ce que j'ai, une broche, un friend, un coinceur... Il y a juste sur un piton
que je n'ai pas osé pour avoir une trop mauvaise expérience il
y a quelques mois avec cela. Tout a tenu et j'ai retrouvé mon crochet
au pied de la voie. Le lendemain je remonterai tout chercher, mais sans le sac
ce qui est nettement plus facile. Il fait dès lors beau pour la descente
qui se passe bien, juste à noter que mon sac rend l'âme, une bretelle
casse ce qui complique pas mal les choses et encore à l'heure où j écris
reste une sérieuse préoccupation (un sac neuf, les boules)
J e rejoins Shimshall après 13 jours sans avoir vu âme qui vivent,
13 jours de solitude à écouter la neige tom ber, le vent hurler,
les glaciers craquer, les avalanches couler, mais également 13 jours où j'ai
vu le plus profond de moi-même clair comme de l'eau, comme à chaque
longue période de solitude j'ai appris plein de chose sur moi, sur les
autres, sur sc que je veux, ce que j'ai et le rapport entre toutes ces choses,
qui comme la vie au Pakistan, est d un équilibre précaire.
C'est pas facile de regarder en face certaines choses et c'est pas facile d'avouer
ce que j'ai ressenti sur mes motivations pour l'alpinisme. Je suis sûr
que pleins de gens font pleins de choses sans réellement savoir pourquoi
ils les font, les raisons majeures étant souvent recouvertes par d'autres
que l'on se dit être vraies. Là-haut, seul on peut pas se mentir,
c'est aussi pour ça que j'aime la montagne, reste a décider si
une fois en bas on oublie ou pas.
J'ai maintenant pas trop d idée de ce que je vais faire; enfin j'ai pleins
d'idées mais ce que je vais faire ce sera sans pression aucune, les choses
se feront parce qu'elles doivent se faire. C'est pour cela que je voyage, c'est ça
que j'aime dans les voyages, cette impossibilité de dire de quoi sera
fait demain, l'heure ou la minute qui suit. En me mettant cette pression qui
voulait que je grimpe, je supprimais cela et ainsi faisais perdre tout son sens
au mot voyage en lui enlevant ce qu' il a de plus sacré: la liberté.
Et c'est ça que je suis venu chercher ici, elle aura sûrement un
aspect différent de l'Amérique latine et différent de mon
premier voyage en Asie mais je ne veux pas la lâcher. J'aurais l occasion
de faire des expéditions classiques dont le but est uniquement de grimper
mais là je voyage probablement pour 6 mois encore, peut-être plus,
peut-être moins, peut- être à la montagne peut-être
pas... je n'en sais rien et je veux pas savoir.
V oila je vais arrêter avant la prochaine coupure de courant, je vais quitter
la toile pour de nouveau me laisser glisser dans le tourment du voyage avec quand
même un objectif:réparer mon sac et faire des crêpes pour
ce soir...
bises a tous, enjoy your life!
Seb
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